Septembre 2012, les habitants du Poitou-Charentes et du Limousin apprennent que l’enquête publique préalable à la déclaration d’utilité publique du tracé de la LGV (ligne à grande vitesse) Poitiers-Limoges est repoussée au printemps 2013. Une annonce qui vient après celle du Ministre du Budget, Jérôme Cahuzac, en juillet dernier, à propos des conclusions de la Cour des comptes qui envisagent la révision, voire l’abandon de grands chantiers tels que sont les LGV car trop onéreux pour l’État [1].
Cette décision paraît être une victoire pour les différents collectifs opposés au tracé prévu alors que pour les fervents défenseurs, au contraire, c’est plutôt un gain de temps suffisant pour encore convaincre du monde de la nécessité d’un tel projet.
En effet, c’est un projet issu d’une volonté politique datant d’une dizaine d’années. Bien évidemment une politique d’aménagement du territoire telle que la traversée d’un train à grande vitesse n’est pas détachée d’enjeux socio-économiques et environnementaux liés au pouvoir et à son idéologie, en l’occurrence le capitalisme. Pouvoir qui depuis quelques années s’obstine à un maillage toujours plus serré du territoire et de ses populations et dont la conception de l’espace urbain est actuellement marquée par le processus de la métropolisation. C’est à dire le fait d’agencer une ville et ses alentours de manière à polariser l’attractivité des structures et des ressources humaines, économiques, techniques, sociales et culturelles. Ce qui entraîne un aplanissement des territoires en réduisant encore plus la dichotomie – déjà largement entamée – entre ville et campagne, par une réorganisation des flux avec de nouveaux moyens de transports collectifs (exemple des BHNS, Bus à Haut Niveau de Service, dans l’agglomération poitevine).
Ainsi, la mobilité, la vitesse et l’immédiateté sont les nouvelles donnes privilégiées de notre époque : un « ordre des choses » qui en plus de maintenir des inégalités de classe, de causer des désastres écologiques, permet une accélération de la circulation (toujours plus rapide) du Capital, et des flux de marchandises, entraînant des altérations de notre rapport à l’espace, au temps et une perpétuation de l’aliénation [2].
Une volonté politique au niveau européen
En 2003, Jean-Pierre Raffarin alors premier ministre parle déjà de ce projet. À vrai dire, c’est le parlementaire Bernard Joly, membre du groupe RDSE (rassemblement démocratique et social européen) et de la Commission des affaires économiques du Sénat, le rédacteur du rapport intitulé «Interconnexions des LGV européennes-Rapport à Monsieur le premier Ministre sur les projets des lignes à grande vitesse en Europe, les enjeux d’interopérabilité et les conséquences de l’ouverture à la concurrence-» [3].
Les mauvaises langues disent que c’est pour faire plaisir à la conseillère générale de Sarran qui n’est autre que Bernadette Chirac, épouse du président de l’époque pour désenclaver son Château de Bity et l’amener directement au Palais de l’Élysée.
Vu le titre de ce rapport l’on peut constater que c’est effectivement un projet d’envergure éminemment transnational, européen que les technocrates veulent imposer. Il s’agit de mettre en place un véritable réseau d’interconnexions et de flux entre les métropoles intermodales du continent. Le but est le parachèvement de l’uniformisation du réseau des transports européens à grande vitesse en établissant un corridor ferroviaire paneuropéen qui relierait la capitale du Portugal, Lisbonne à celle d’Ukraine, Kiev.
C’est en 2009 que la machine se met véritablement en branle, lorsque le projet est déclaré dans le Grenelle de l’environnement [4] (rencontres sous l’égide de Sarkozy entre l’État, collectivités locales, industriels et des bureaucraties d’organisations écologistes) inscrit au SNIT (Schéma National d’infrastructures des Transports), nouvel outil stratégique de planification. Précisons qu’un an auparavant, il y a eu des pressions venant d’élus pour que le projet soit déclaré au Grenelle de l’environnement comme celles de Bernadette Chirac et de Marie-Françoise Pérol-Dumont députée socialiste et présidente du conseil général de Haute-Vienne [5].
En réaction à cette décision, sont nés les collectifs contre la LGV dans la Vienne et en Haute-Vienne. D’autant plus que nombre d’habitants de la région Poitou-Charentes avaient assisté de manière impuissante à la déclaration d’utilité publique de la LGV entre Tours et Bordeaux. Le tracé Tours-Bordeaux qui longe des villages et les villes à proximité de Poitiers fait partie du gigantesque projet de construction de la LGV SEA (Sud-Europe-Atlantique). Nous n’omettons pas le fait que ce projet est détenu par le groupe LISEA composé de Vinci – bétonneur invétéré – de la Caisse des dépôts et du groupe AXA. Tout ça pour la modique somme de 1,7 milliards d’euros [6].
Propagande et chantage
À partir de là une propagande tambour battant s’enclencha, étant donné que le projet a de nombreux appuis tant au niveau local que national. Et pour cause, ce sont surtout des élus qui ont voté pour le projet et pas des moindres car à l’époque, François Hollande qui n’était pas encore Président de la République mais député-maire de Tulle (Corrèze) est pour le projet. Ainsi que le député-maire de Poitiers Alain Claeys, le maire de Limoges Alain Rodet ou encore le Président de la Région Limousin, Jean-Paul Denanot (joueur d’accordéon à Tulle un soir de victoire électorale) [7].
En plus de l’appui d’élus notables dans les deux régions, Jean Marc Pouzols, chef de mission pour la LGV Poitiers-Limoges à RFF (Réseau ferré de France) a commandé une enquête à l’institut de sondage Ifop (Institut français d’opinion publique) annonçant que 80% des personnes interrogées sont pour le projet même si 71% le jugeaient inutile !
Après, ce fut le chantage économique à l’emploi (et donc au chômage !) comme ce fut le cas pour le tracé entre Tours et Bordeaux dont le consortium consacré à la construction s’est établi à Poitiers pour le bonheur d’Alain Claeys. Ce chantage est réutilisé à chaque fois que des politiques de grands chantiers sont mis en place à l’image de l’aéroport à Notre-Dame des Landes à coté de Nantes, ou du TAV entre Lyon et Turin). Il est accompagné de discours ronflants sur la modernisation de la logistique, des infrastructures et de la rénovation technologique, du développement économique et du progrès humain mais surtout de la nécessité de désenclaver des régions présentées comme perdues sur une carte de France telles que le Limousin et le Poitou-Charentes.
En outre, il n’en fallait pas tant à certains médias pour relayer l’idée que la question de la LGV est déjà pliée, qu’il n’y aura pas de marche arrière, l’a déclaré Alain Rodet à une presse publicitaire pictavienne [8]. Guerre de territoire et/ou guerre psychologique menée contre des opposants dont on voit les tags et inscriptions sur les bords en Sud-Vienne (N147) et les rassemblements, mais qui peinent encore à avoir une assise très populaire dans la ville de Poitiers.
Multiples oppositions, enjeux multiples
Parmi l’opposition au projet, il existe une pluralité de positions et de réflexions. Bien entendu nous soutenons celles et ceux qui s’opposent farouchement au projet et au monde qui l’accompagne. Ceci dit, nous n’occultons pas le fait qu’il y des intérêts divergents au sein des collectifs opposés au projet.
Il y a ceux qui ne sont pas contre le principe d’une construction de la LGV mais s’oppose au tracé choisi car il traverse leur commune chérie. Ceux qui y sont opposés pour des raisons financières : c’est le cas de la Présidente de la région Poitou-Charentes, Ségolène Royal puisque ce sont les collectivités territoriales qui doivent mettre la main à la pâte en ce qui concerne le financement du projet. Cependant si l’État décidait de financer le projet, alors la Présidente serait prête à revoir la question, même si elle reste dubitative quant aux retombées économiques du projet.
L’argument du financement est un point important pour les élus et pour les administrés que nous sommes : on l’a bien vu lors des élections régionales en 2010 dans le Limousin, la question de la LGV et de son financement ne furent pas un point de détail puisqu’elle provoqua, entre autres raisons, une division de la coalition de gauche conduite par Jean-Paul Denanot en 2004.
En effet, l’ex déchu de l’Élysée qui n’est autre que Nicolas Sarkozy voyant les caisses de l’État un peu vides, a décidé que le financement des LGV serait l’apanage des collectivités locales par le biais des impôts et donc de nos portefeuilles. Soulignons que cette décision fut entérinée par un vote d’élus de droite comme de gauche pour que cette construction se fasse dans le cadre d’un partenariat Public-Privé comme pour la construction du Centre Pénitentiaire Poitiers-Vivonne.
Toutefois, il existe une opposition plus vive et plus critique qui n’exclut pas l’argument économique à travers la question du financement, mais en apporte d’autres. Elle a déjà appelé plusieurs fois à des rassemblements, des manifestations devant des mairies et des préfectures, des envahissements de conseils municipaux afin d’habiter un espace où puisse résonner sa colère et son aspiration.
Elle est incarnée par des associations locales ou nationales écologistes (Amis de la Terre..), citoyennes (Coordination des Riverains et Impactés), des partis politiques (gauche radicale ou Verts [9]), des membres de syndicats ou de simples individus qui ont occupé l’espace public pour se faire remarquer afin de peser contre le tracé. On peut aussi souligner la position de certains élus, comme ceux du Conseil municipal de Peyrilhac (Hautre-Vienne) qui ont fait recours au Conseil d’Etat afin de faire annuler le tracé prévu actuel.
Opposés au projet, ils proposent pour la plupart une alternative qui serait la rénovation de la ligne déjà existante appelée P.O.L.L.T (Paris-Orléans-La Souterraine-Limoges-Toulouse), ce qui reviendrait à débourser 500 millions d’euros, au lieu des 2 milliards pour gagner selon les estimations entre 15 et 20 min. Ça fait cher la minute !
Cette proposition alternative au tracé étatique est accompagnée d’une certaine forme d’expertise sur la question environnementale en démontrant les nuisances qu’engendreraient les travaux de la LGV sur la biodiversité des lieux et de sites classés Natura 2000 (réseau européen qui identifie les espaces où vivent des espèces végétales, animales ou sauvages fragiles donc menacées de disparition). Pour exemples : à Chaptelat en Haute-Vienne, un écosystème est menacé par une déforestation, à Palais sur Vienne toujours en Haute-Vienne, des nuisances provoquées par un viaduc ou bien à Aslonnes dans la Vienne où c’est un agriculteur qui sera gêné. Bref, de nombreuses situations que les administrateurs du désastre ne veulent évidemment pas entendre [10].
« Metropolis delenda est » [11]
« Quand on revoit les mêmes gens plusieurs fois par jour, même si on les ignore, on s’aperçoit que les murs d’une métropole gardent les gens à l’étroit ». Jean-Jules Richard, humoriste quebécois.
Les grands travaux concoctés ces dernières années (LGV, implantation de ligne THT entre la Mayenne et le Cotentin, le réacteur EPR de Flamanville, l’exploitation du Gaz de schiste ou encore l’extension de parcs éoliens dans le Tarn, etc) sont une aubaine pour les politiques et les industriels, ils sont les socles des métropoles c’est pourquoi ils nécessitent des travaux longs et harassants qui absorbent une capacité de main d’œuvre importante en période de crise. C’est cette carte que le gouvernement va tenter de jouer : un modèle économique dépassé tel que le keynésianisme, basé sur le vieux mythe des grands travaux rooseveltiens des années 30. C’est ainsi qu’il souhaite faire illusion, du moins jusqu’aux prochaines échéances électorales. Et ce n’est pas le parti bureaucratique Europe Écologie-Les Verts qui va peser sur quoi que ce soit vu leur position sur l’industrie nucléaire. Celle-ci qui par ailleurs se frotte les mains quant à l’éventualité de la construction de ces grands projets pour continuer sa mainmise sur nos existences.
C’est donc avec une volonté et un sens politique à contre-courant, contre l’inertie que s’étaient rassemblées des centaines de personnes à Notre-Dame des Landes pour affirmer une opposition convergente européenne aux « grands projets inutiles » en juillet dernier, en liant les différentes luttes en cours.
La gentrification (phénomène d’embourgeoisement des quartiers à majorité prolétaire) des quartiers ouvriers et/ou populaires des grandes villes de l’hexagone, est aussi liée à celle de la mise en valeur marchande et spectaculaire de villes moyennes et de leurs zones rurales limitrophes, autrement dit une vaste opération de « marketing territorial ». À l’image de la politique de la communauté de l’agglomération poitevine avec sa technopole du Futuroscope, ses Viennopôles et son Cœur d’agglo ! Pour ainsi dire, il n’y a pas de gentrification sans métropolisation. Celle-ci va toujours de pair avec une injonction à un ordre bourgeois, à un mode de vie urbain standardisé par la logique du profit intrinsèque à l’économie capitaliste. Pour qui sont faites les LGV ? C’est souvent ceux qui ont de l’argent – vu le prix d’un billet de train de la SNCF – comme ces cadres dynamiques et mobiles, hommes politiques, bureaucrates ou ingénieurs qui ont de la valeur à revendre.
En fin de compte, rien de nouveau sous le soleil : la classe possédante, c’est à dire la bourgeoisie pense à ses propres intérêts de classe donc elle « travaille » toujours pour forger le monde à sa propre volonté, sa propre image.
Et ce, de manière duelle, elle intègre et pacifie pour modeler et dominer d’un coté et de l’autre elle exclut, expulse, discrimine.
Donc si réaménager le territoire permet d’éventrer les territoires jusque là non attractifs voire rétifs à la colonisation du Capital et de la marchandise, afin de les quadriller pour rogner sur les solidarités locales et leurs autonomies ; faire fuir et assujettir les populations qui y habitent tout en gagnant de l’argent, c’est parfait.
Les petits malheurs de la LGV Tours-Bordeaux
Source : presse localeDéjà à l’œuvre depuis le début de l’année 2012, le chantier subit quelques ralentissements. Serait-il frappé par la malédiction ou par la sorcellerie picto-charentaise ? En effet, de biens curieux événements viennent troubler le train-train quotidien du chantier :
-Avril 2012 : En Charente, une quinzaine de véhicules endommagés sur un chantier du coté de Roullet Saint-Estèphe, à base de terre, de coupures de câbles et de graissage.
-Août 2012 : Trois véhicules (deux camions et un tractopelle) appartenant au groupe COSEA qui participe à la construction de la LGV ont été entièrement incendiés au niveau du Rond-Point de la Folie à au Nord de Poitiers.
-Septembre 2012 : Découverte d’amphibiens, les tritons de blasius, espèce rare et protégée qui a nécessité un arrêt temporaire du chantier.
-Septembre 2012 : Un matin dans la commune d’Avanton dans la Vienne, en allant au boulot,un travailleur de la société Colas Rail filiale du groupe Bouygues, a été gravement brûlé (et amputé) par l’explosion de sa bagnole causée par une bouteille d’acétylène.
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1. «Le gouvernement pourrait annuler certains projets LGV», Le JDD, le 11/07/12.
2. «Accélération.Une critique sociale du temps» Hartmut Rosa, La Découverte, 2010.
3. Disponible sur le site de La Documentation Française.
4. Lire à ce sujet la brochure « Notes sur l’écologisme d’Etat et le capitalisme vert », du Collectif contre la société nucléaire, disponible sur : www.infokiosques.net
5. Journal Officiel, Question orale/Assemblée Nationale, Séance du 03/06/08.
6. « La LGV reste sur les rails », La Nouvelle Republique, le 04/10/12.
7. Il a interprété « La vie en Rose » d’Édith Piaf, le soir de la victoire de Hollande.
8. «LGV Poitiers-Limoges : le Maire de Limoges est confiant», 7 à Poitiers, le 13/07/12.
9. Au sein des partis tels que EELV ou Parti Communiste, il y a des différences de positions selon les départements.
10. Reportage France 3-Limousin-Midi Pile-du 08/01/11
11. « La métropole est à détruire » vu à la manifestation du 24 mars 2012 à Nantes contre l’aéroport Notre-Dame des Landes.
Publié le 19 décembre 2012 sur L’épine Noire.