Lettre de Niccolò, Claudio et Mattia depuis la prison de Turin ( reçue le 23 janvier 2014)
Le texte suivant a été écrit par Niccolò, Mattia et Claudio, arrêtés le 9 décembre dernier en même temps que Chiara. Les trois compagnons, bien qu’isolés du reste des détenus, ont la possibilité de se voir quotidiennement (Claudio et Niccolò partagent la même cellule et voient Mattia pendant les heures de promenade et de socialité). Par contre, Chiara est dans un isolement presque absolu depuis maintenant plus d’un mois, puisque dans la section où elle se trouve il n’y a pas d’autres prisonnières en régime de Haute Surveillance. La censure à laquelle est soumise toute leur correspondance provoque de considérables retards du courrier entrant comme sortant, c’est pourquoi il n’a été possible de rendre public ce texte écrit il y a presque un mois que maintenant.
Hier, le Tribunal du Riesame [chargé de décider des mesures préventives, NdT] a rejeté toutes les demandes de la défense, y compris celle de supprimer les délits et circonstances aggravantes de terrorisme. Dans la salle, les procureurs Padalino et Rinaudo ont répété que la nature terroriste des faits dont sont accusés les compagnons n’était pas déterminée par les modalités plus ou moins violentes de l’action contre le chantier en mai dernier, mais par le contexte global dans lequel elle s’insère : l’opposition à la réalisation de la ligne Turin-Lyon. Ce qui préoccupe réellement le parquet de Turin et tout le Parti du TAV, c’est la lutte désormais vicennale contre le train à grande vitesse, la tentative de concrétiser ce Non autour duquel le mouvement s’est développé.
Lettre de Niccolò, Claudio et Mattia :
» Il est seulement 16h et le soleil est en train de se coucher derrière l’imposant incinérateur métallique, tandis qu’au loin on entrevoit les premières montagnes de la vallée, et l’imagination complète les contours dessinés du Mont Musiné. Nous sommes enfermés ici depuis dix jours mais nos pensées voyagent encore loin…
Que le parquet de Turin était en train de préparer quelque chose de gros, même les rochers le savaient. Cela se voyait à l’augmentation des plaintes contre le mouvement, mais surtout à l’intense travail de propagande par lequel les enquêteurs, mass medias et politiciens ont cherché à faire passer la résistance No TAV dans l’ombre de ce mot magique et qui permet tout : « terrorisme ». Pendant des mois entiers ils n’ont parlé que de ça, dans un mantra répété de manière obsessionnelle et destiné à justifier une répression féroce.
Au final, ils ont pris quelques uns des nombreux épisodes de lutte de cet été sur lesquels cette imagination suggestive pouvait prendre, et ils les ont déformés et pliés à leur vision du monde faite de militaires et de paramilitaires, de hiérarchie, de contrôle et de violence aveugle. C’est comme ça qu’ils ont fait pour justifier les perquisitions de fin juillet, et c’est comme ça qu’ils font maintenant pour justifier nos arrestations.
Mais il y a un gouffre entre ce qu’ils veulent voir de nous et ce que nous sommes réellement.
Cela ne nous intéresse pas de savoir qui, cette nuit-là de mai, s’est effectivement aventuré dans la forêt de la vallée Clarea pour saboter le chantier – et cela n’intéresse probablement pas non plus les enquêteurs eux-mêmes. Ce qu’ils veulent, c’est avoir aujourd’hui quelqu’un entre les mains pour faire peser la menace d’années de prison sur le mouvement et sur la résistance active, pour réussir tranquillement et sans être dérangés l’ouverture du chantier en Val Susa.
Ils veulent que les gens restent à la maison pour regarder de leur balcon le projet avancer. Pourtant, ces gens ont déjà les instruments pour s’en mêler : nous avons appris à bloquer quand tous ensemble on criait « No pasaran », et à passer à coups de masse quand le béton des jersey [clôtures en béton, NdT] nous barrait la route ; nous avons appris à regarder loin quand l’horizon se remplissait de gaz et à relever la tête quand tout semblait perdu.
Ce n’est pas la terreur qu’ils sèment à pleines mains qui ruinera les futures récoltes de cette longue lutte. Il faudra continuer à construire des lieux et des moments d’affrontement pour échanger des idées et des informations, pour lancer des propositions et être prêts à retourner dans la rue ou au milieu des bois.
C’est le soir à la Valette [prison dans laquelle les compagnons sont incarcérés, NdT], mais à part l’obscurité il n’y a pas une grande différence avec le matin, puisque le blindage de la cellule reste fermé vingt-quatre heures sur vingt-quatre : haute sécurité ! Par rapport aux quartier des arrivants, c’est beaucoup plus calme et propre, mais l’absence de contact humain nous affaiblit.
La pagaille des blocs B, C ou F (à part l’isolement auquel est contrainte Chiara) grouille d’histoires et d’expériences de vie avec lesquelles se mélanger, dans lesquelles trouver de la complicité et de la solidarité. Déjà le mois dernier, Niccolò, déjà arrêté fin octobre pour une autre affaire, a pu constater que le retentissement de la lutte contre le TAV parvient jusqu’à l’intérieur des prisons, et que pour beaucoup il représente le courage de ceux qui ont cessé de subir les décisions d’un État oppresseur.
Pour nous, contraints à l’isolement dans une section aseptisée, il est d’une importance vitale de refuser la ségrégation et la séparation entre détenus : nous sommes tous « communs ». C’est aussi pour ces raisons que ce serait beau qu’un raisonnement et un parcours sur et contre la prison se développent à l’intérieur du mouvement.
La majorité des gardiens des Valette vit là, dans des grands immeubles à l’intérieur des murs, eux ne seront jamais libérés de la prison. Bien que dans cette section ils nous traitent poliment, ils n’hésiteront pas à faire des rapports sur ordre d’un supérieur quand nous déciderons de lutter pour un motif ou un autre.
Alors, avec les souvenirs qui nous rapprochent, nous tourmenterons ces « porte-clés » par la petitesse de leurs horizons. « Vous n’avez jamais vu la mer se frayer un chemin dans les bois lors d’un bel après-midi de juillet, s’élancer et avancer contre les grillages d’un chantier ? » « Vous n’avez jamais senti la chaleur humaine de tous les âges se souder côte à côte pendant que les boucliers avancent, l’asphalte de l’autoroute devenir liquide et l’arrière se remplir de fumée ? » « Vous n’avez jamais vu un serpent sans queue ni tête ou une pluie d’étoiles au cœur d’une nuit de milieu d’été ? » Nous si, et nous n’en sommes pas rassasiés.
La route est longue, il y aura des moments exaltants et des raclées retentissantes, il y aura des pas en avant et d’autres en arrière, nous apprendrons de nos erreurs. Pour le moment, nous regardons notre prison dans les yeux et ce n’est pas facile, mais si « le Val Susa n’a pas peur », nous, nous ne pouvons certainement pas en faire moins.
Niccolò, Claudio, Mattia «
Texte traduit de l’italien.