L’offensive policière, médiatique et judiciaire du complexe étatico-mafieux qui s’obstine contre toute vraisemblance et toute logique (même purement capitaliste) à poursuivre le projet de la TAV dans la Vallée de Susa a fait resurgir un fantôme bien-aimé, celui du général Ludd, qui commanda imaginairement le très réel et puissant mouvement de résistance ouvrière des tisserands du Lancashire et autres contrées entre 1811 et 1817. Pour avoir défendu le recours au sabotage contre la TAV, Erri de Luca s’est attiré les remontrances d’un historiens, Massimo L. Salvadori qui, dans un article de La Repubblica se drape dans sa spécialité pour déclarer que le luddisme a toujours été une tactique suicidaire et minoritaire, digne des époques primitives du mouvement ouvrier. Outre qu’on peut objecter au respectable docente que les vertus de la négociation et des accommodements raisonnables avec le patronat n’apparaissent pas vraiment éclatantes après quelques dizaines d’années d’offensive néo-libérale, on est étonné que ce soi-disant historien ignore que le luddisme historique n’avait rien d’un mouvement désespéré contre les machines en général, mais que c’était une forme de combat contre la surexploitation imposée par de nouvelles machines qui amélioraient non pas la valeur d’usage mais bien et uniquement le profit capitaliste (voir à ce sujet l’excellent La Colère de Ludd de nos amis de l’Insomniaque). On s’étonne aussi que ce citoyen-là ait l’air d’ignorer que pour beaucoup de monde, face à la montée d’une technoscience toujours plus liberticide et dévastatrice de la biosphère, la destruction sauvage et/ou le démantèlement planifié des machines apparaisse toujours davantage comme la solution la plus raisonnable (voir photo ci-contre ou ci-dessus, comme le voudra la machine informatique).
Dans le Manifesto du 15 septembre, Erri de Luca (n’oubliez pas la pétition qui le soutient) a pris la peine de donner une petite leçon d’histoire à l’historien, ce qui nous vaut un agréable rappel des années 70:
« Une pratique diffuse dans les années 70 produisit un assainissement de lieux malsains et des contrats favorables. Un historien officiel, salarié pour transmettre l’histoire, qui néglige ce fait au bénéfice d’une de ses thèses, commet une faute professionnelle. Ceci établi, je ne suis pas un historien, mais j’ai l’avantage d’avoir une bonne mémoire.
Dans les années 70, j’ai fait partie d’une organisation révolutionnaire qui intervenait activement dans les luttes d’usines, sous la conduite d’intellectuels et d’ouvriers. Elle naquit et se ramifia dans les établissements industriels du nord.
Deux strophes de chansons politiques d’alors: « Saboter la production, il n’y a pas d’autre solution » (Recueil de chansons de Potere Operaio de Pise). « pense en peu, pense un peu: visser deux boulons et le troisième non ». Dans les ateliers de ces années-là on commença à pratiquer des formes de sabotage de la production qui renforcèrent énormément le pouvoir contractuel des ouvriers: le saut de la coque était une opération de montage non effectuée de cette seule pièce en transit sur le poste de travail. ça rendait fou les ateliers de fabrication en aval. La grève chat sauvage: sans préavis on interrompait brièvement et au hasard le travail de petites unités, embouteillant toute la ligne de production en amont et en aval.
C’étaient des formes de lutte qui coûtaient peu aux ouvriers et beaucoup au patronat. J’ai été ouvrier dans ces hangars, j’ai vu, j’ai pratiqué. De ces interruptions partaient des manifs internes à l’usine qui allaient bloquer aussi les ateliers qui continuaient à travailler. Le grondement des machines était englouti par le fracas d’un cortège d’ouvriers qui grossissait comme un torrent en finissant en assemblée spontanée. Les ouvriers prenaient ainsi la parole et ne la rendaient pas. Les grands établissements de chaînes de montage étaient efficaces mais fragiles face aux nouvelles formes de lutte. Cette pratique diffuse était un sabotage déclaré de la production et elle suscita une grande vague de luttes ouvrières dans les années 70, victorieuses et de masse. Se déroula ainsi en Italie la plus forte décennie d’offensive de la main d’oeuvre industrielle de tout l’Occident.
Ces luttes massives par leur quantité et leur caractère compact produisirent des contrats de travail favorables, imposant des augmentations égales pour tous, des assainissements des lieux de travail malsains comme les ateliers de peinture. De récentes grèves chat sauvage ont été lancées et pratiquées par des syndicats de métalos dans les établissements Indesit de Melano et Albacina. Il suffit d’un peu de mémoire de témoin pour mettre le mot sabotage dans la plus certaine tradition de lutte ouvrière. Un historien qui se permet de l’ignorer est un renégat de sa profession.
Deux saboteurs au travail à Mirafiori (photo Tano d’Amico)
Les no-tav en plein sabotage de la post-gauche, ici devant le siège du Parti Démocrate
Des Grecs antifascistes en plein sabotage de la paix sociale, hier
Texte traduit par Serge Quadruppani (19 septembre 2013).