3 juillet, une bataille dans le vieux monde

Il y a de ces moments qui fixent la température et annoncent un temps orageux, ces moments où l’on voit la levée volontaire des troupes — bardées de leur attirail de fortune et armées pour la plupart de leur rage indéfectible — en vue d’un combat, certes inégal mais inexorable, contre les brigades anti-émeute et leur monde. C’est dans ces moments-là, où excitation et appréhension se côtoient, que l’émeute à travers le groupe qui entend bien en découdre, prend corps et âme. On jauge au milieu de celles et ceux qui s’apprêtent, l’envie et la peur sont palpables et derrière les masques et les cagoules, les sourires doivent en dire long sur le coup qu’on leur prépare…

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Au premier rencard, c’est un charmant petit hameau piémontais qui laisse entrevoir la solidarité des locaux avec la lutte en cours et avec la bataille à venir. De là, une file indienne discontinue se forme sur un sentier, à flanc de montagne et sous les bois, qui nous mènera, attirés comme un aimant, au lieu du carton. Une petite heure de descente, raide et tortueuse, accompagnée du bruit sourd des pales de l’hélicoptère qui pour mieux nous fliquer, rasent allégrement la cime des pins ; à voir l’état accidenté du terrain et le pourcentage de la pente, on commence à se demander si on ne se dirige pas vers un bon vieux traquenard, d’autant qu’on entend maintenant les déflagrations causés par les tirs de lacrymogènes, accompagnés bientôt par leurs relents nauséeux. Et dire que hier encore, on en aurait presque rêvé de ces odeurs ! Nous voilà maintenant au milieu des châtaigniers complices et de la bruyère sauvage, la gorge irritée et le nez en patate ! Ça nous laisse présager de l’ambiance quelque peu enfumée qui nous attend là-bas en bas.

En bons enfants du béton, nous sommes un peu décontenancés par l’idée d’opérer nos forfaits en pleine forêt, mais une fois sur place, on découvre la configuration du terrain : l’orée du bois qui délimite les camps diamétralement opposés, avec derrière nous la montagne, sûre et imposante, offrant une solution de repli en cas d’attaque policière. À l’extérieur du bois, des flics en nombre, embringués pour la petite fête qu’on leur prépare, campés autour d’une grande bâtisse — La Maddalena — qu’ils ont conquise la semaine précédente, elle-même entourée d’un grand terrain découvert d’une cinquantaine de mètres de long. Le bois fait face à la maison et de chaque côté du terrain, du grillage enserre les bourriques et un rempart naturel de pierres bloque l’accès à la forêt du côté gauche ; si bien que pour accéder au terrain vague, nous devons emprunter le passage découvert, de 15 mètres de large sur notre droite, ce qui, à la finale, est plus un handicap pour l’ennemi, plus lourd à se déplacer, que pour nous, plus mobiles et surtout plus imprévisibles.

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L’odeur acre des lacrymogènes, les plaintes des gazés et les pierres qui volent nous mettent recta dans le vif du sujet. Sur le front, ça s’active, ça fomente et ça gamberge aux moyens d’être efficaces et de faire mal. Dans le chaos, on s’organise. Les porteurs de panneaux en plexiglas, téméraires, s’aventurent à découvert pour servir de bouclier à celles et ceux qui inlassablement, caillassent à tours de bras. Y a qu’à se baisser pour ratisser le sol, frénétiquement ou consciencieusement, afin de tomber sur la pierre au calibre adéquat, assez balèze pour être contondante, assez légère pour aller loin. Le tout est de trouver le bon équilibre et l’aérodynamisme idéal. La règle, qui est d’autant plus à respecter que l’âge est avancé, est de lancer le projectile seulement quand on est sûr de toucher, d’être suffisamment proche pour faire voltiger la caillasse et entendre, fier et sadique, le bruit de l’impact sur le bouclier ou sur le casque. S’abstenir de lancer dans le vide, permet d’économiser des forces qui nous abandonnerons, au moins pour un temps, lorsque, pris dans un nuage asphyxiant, nos yeux se mettront à pleurer, le souffle saccadé, les jambes coupées, la gorge brûlée et le ventre en gerbe… quelle sensation désagréable ! Sans compter qu’une charge brutale peut toujours survenir après un gazage massif.

Au milieu des étranglements et des râles, des explosions et des sifflements des tirs de grenades, la solidarité et l’attention sont de mise, les mélanges d’eau et de malox ou les bouteilles de citron circulent naturellement au sein du bordel. Les mieux équipés ou les plus lucides viennent à la rescousse des compagnons titubant et pliés par l’envie de dégobiller. Il y a quelque chose de touchant et de rassurant là-dedans. À peine les nausées envolées, on y retourne, moins frais mais toujours plus déterminés, haineux et nombreux. Certains montent des kerns — tas de pierres méthodiques — aux endroits stratégiques tels que les spots surélevés, juste après des goulets ou derrière un arbre imposant, qui saura nous protéger le moment venu. D’autres tentent d’organiser l’attaque frontale, en ramenant un vrac de pierres aux avant-postes et ainsi, faciliter le tir groupé ; moins simple à éviter qu’un caillou isolé, la pluie pierreuse met une bonne pression, qui à son tour excite notre courage. On se rapproche malgré les tirs tendus, l’adrénaline étouffe la peur et la haine du flic nous donne des ailes. Et lorsqu’une entreprenante tire une fusée de détresse sur un escadron figé ou qu’un cocktail d’ammoniaque vient réchauffer la cabine du canon à eau, on peut entendre comme un gémissement de plaisir dans la foule en liesse. Ça gronde, ça savoure. Pour souffler cinq minutes, on prend du recul pour se hisser en haut d’un gros roc et apercevoir au loin, après la première ligne de carabiniers, d’autres bâtards, victimes de nos emportements, allongés, blessés, brûlés ou encore gazés et l’on se dit alors, que tout ça n’est pas vain…

En fin de journée, alors que les positions de part et d’autre sont les mêmes, les keufs chargent à l’intérieur du bois, non sans avoir au préalable tiré une ribambelle de gaz. Lassé de s’être pris des pierrasses sur le groin, un escadron s’engouffre matraque à la main dans la forêt, moulinant à qui mieux mieux. La première réaction, chez nous, est de se carapater illico dans les fougères mais lorsqu’on a vu que nos poursuivants étaient 30 à tout casser, nous avons alors fait volte-face, hurlant pour se sentir moins seuls et rameuter les camarades. C’est alors que dans un corps à corps enragé, matraque vs gourdin, les cognes voyant leurs adversaires de trop près, déguerpissent aussi vite qu’ils étaient arrivés non sans abandonner un de leurs foutus collègues sur le lichen. Foutu, c’est ce qu’on a bien cru en voyant la masse vengeresse, s’esquinter à coups de pompes sur le pandore, qui subissait alors, le contre-coup de tant de haines, de vexations, d’enfermement, de tant de plaies… l’uniforme est rouge de son sang, il saigne comme un porc, le bleu prend la teinte de la terre et ses collègues sont loin, bien trop loin à son goût.

Tout s’accélère, il est dépouillé de son feu, ses pinces, son bouclier déjà fracassé, son insigne qui ici ne lui sert à rien, juste à prendre des coups. Avant qu’il ne crève ou peut-être qu’il est déjà trop tard pour lui, certains protègent ce corps inerte ; non pas que la vie d’un flic ait une quelconque valeur ici mais dans le cadre de la lutte qui se mène contre le TAV, pour les temps à venir dans cette vallée en résistance, il est évident qu’un macchabée assermenté ne serait pas du meilleur effet… C’est d’ailleurs plutôt les locaux qui après avoir aussi participé à la raclée, ont donc décidé de le laisser vivre. Ce fût un moment intense, traversé de mille contradictions, qui nous prenait par surprise et auquel nous n’étions pas préparés. Nous avons été confrontés à la mort, pas celle qui fauche un camarade mais à l’envie subite de la donner, elle était là, palpable, violente, là, à nos pieds, entre nos mains, il n’y avait plus qu’à… Tout s’arrête, le temps est suspendu, le son presque éteint.

Nous lui avons sauvé la vie, sauvé de nos instincts vengeurs. Qui l’aurait cru ? Sûrement pas lui, au moment où son bouclier s’est dérobé et qu’une nuée d’émeutiers se sont rués sur lui comme des mouches sur la merde. Avec ce trou de cul dans les pattes, l’idée de négocier un échange avec les inculpés a été proposé, mais faut croire qu’on a foiré. Négocier, c’est toujours capituler ! Si, dans ce sous-bois, le niveau de violence est monté d’un cran, il n’en demeure pas moins que nous ne sommes pas rompus à la pratique et à la macabre réalité d’une guerre frontale, d’une vraie putain de guerre. Alors que c’est peut-être à ce moment précis, quand le bleu tombe entre nos pieds, que l’on aurait pu enfoncer le clou et les lignes ennemies. Parce que dans la débandade, on a vu la peur sur les sales gueules d’en-face, des rictus d’effroi et un sentiment de vulnérabilité. Ils se sont chiés dessus sans que leurs armes, leur nombre, et leur droit n’y changent rien. La peur a pendant un cours instant, changé de camp même si cette puissance inattendue et ce rapport de force brutalement renversé, a fini par nous couper dans cet élan jubilatoire… Tellement habitués à perdre, aurions-nous la peur de vaincre ? Car pour espérer vaincre l’État, le plus froid de tous les monstres froids, il faut accepter le combat et sa nature, inévitablement violente.

Finalement, le flic blessé, conscient d’avoir frôlé la mort, conscient du dégoût qu’il inspire, conscient que ses collègues l’ont abandonné, conscient qu’il n’est rien, rien d’autre qu’une vulgaire fonction au service de l’État et des possédants, sera traîné vers son régiment, pantois et dégingandé. On lui a épargné la mort. Quelque part, nous le préférions amoché mais vivant chez eux que mort chez nous, c’est-à-dire dans cet espace dans lequel, quelques heures durant, nous avions donné corps à nos joies, à nos complicités, à notre haine de ce monde, un espace fait d’arbres et de pierres mais surtout d’un monde meilleur, d’un monde sans flic.

Des ennemis de ce monde

Indymedia Paris, 25 juillet 2011.

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