CQFD N°031
ITALIE : CONTRE LE TGV, MOINS VITE, PLUS HAUT, PLUS FORT HOMME PRESSÉ, HOMME MORT !
Cartes déployées sur la table, les dirigeants de l’économie européenne se livrent à un vaste jeu de Monopoly. À grands traits, ils traversent les territoires, bâtissent là et rasent ici. Leur but : la libre circulation des marchandises. Le long de ces axes, les populations font figure d’erreurs vouées au mépris et, parfois, pour pallier un « déficit de communication », aux coups. En Val de Suse, contre le projet d’une ligne de train à grande vitesse (TAV), c’est toute une région qui s’est soulevée, faisant craindre du grabuge à l’approche des Jeux Olympiques d’hiver.
EN 1986, LES TECHNOCRATES de Bruxelles constatent que malgré leurs efforts pour le « bon fonctionnement du marché unique », « le nivellement des disparités régionales et nationales au sein de l’Union Européenne » n’est pas encore satisfaisant. « Dès lors, l’interconnexion et l’interopérabilité des réseaux nationaux d’infrastructures sont apparues comme des facteurs-clés pour l’aménagement cohérent du territoire communautaire » (source : Commission Européenne). En 1990, trente axes principaux sont dessinés sur la carte d’Europe. Ils strient le continent de Stockholm à Lisbonne, avec une légère bifurcation par Londres, puis de Londres à Naples, et enfin, de Kiev à Lisbonne en passant par Turin. Côté italien, les dirigeants sautent sur l’aubaine que représentent ces grands chantiers, porte habituellement ouverte à de très hautes manoeuvres financières. En 1996, le gouvernement de gauche de Romano Prodi donne son feu vert au projet. À son arrivée au pouvoir en 2001, Silvio Berlusconi [1] persiste, et signe avec la France un accord pour la réalisation d’une nouvelle ligne ferroviaire Lyon-Turin passant par le Val de Suse, équipée de tunnels sous les Alpes dont un de cinquante-trois kilomètres. Entonnant la chanson toujours ressassée de la providentielle création d’emplois, les syndicats et les entreprises de BTP exultent. Côté français, le conseil général des Hautes-Alpes et les Verts se congratulent. Et tous célèbrent la « relance du ferroutage » et du « développement durable ». On s’excite sur ce projet de « Corridor 5 » qui, venant de Kiev, mettrait Turin à une heure trois quarts de Lyon, en lien avec le « programme de continuité urbaine » de la méga-technopole de deux millions d’habitants qui s’étendra bientôt de Lyon à Genève, et rapprocherait la région Rhône- Alpes et le sillon alpin des trois autres grands moteurs économiques européens que sont le Bade-Wurtemberg, la Catalogne et la Lombardie (ouf !, reprenant leur souffle, les planificateurs se font une nouvelle ligne). Mais loin du paysage rêvé par l’onanisme technocratique, du côté du Val de Suse, quelques réserves commencent à se manifester contre ce mirifique projet de bétonnage et pollution. Les excavatrices vont en effet répandre des poussières d’uranium et d’amiante dans une vallée déjà traversée par une ligne ferroviaire, deux routes nationales, une autoroute et deux lignes haute-tension… Fin 1996, des bouteilles incendiaires lancées contre des engins de chantier éclairent les nuits de la région. Sabotages, graffitis et mini-explosions se poursuivent l’année suivante. Et le cadre habituel des tragédies transalpines se met en place. Après ces quelques opérations commandos, l’État réembraye sur la bonne vieille stratégie qui s’est avérée si efficace depuis des décennies en Italie : sans preuve, il taxe ces actions de terroristes et concocte quelques opérations-maison, histoire de parfaire le nettoyage des milieux réfractaires. Les squats de Turin subissent mauvais coups et descentes de police. En 1998, trois personnes sont incarcérées. Deux d’entre elles se suicident en prison [2]. Les procès se succèdent. De lourdes condamnations tombent. Mais dans la vallée, malgré la machination policière et judiciaire, l’opposition se répand. Les risques sanitaires majeurs (uranium et amiante infestent la roche qu’on s’apprête à creuser) sont déjà un argument suffisant. Viennent s’y ajouter diverses critiques : le coût des travaux est exorbitant, alors que les lignes ferroviaires déjà existantes sont sous-utilisées et mal entretenues ; les travaux vont durer une vingtaine d’années ; le TAV n’est destiné qu’à des hommes d’affaires pressés ; le transport à grande vitesse des marchandises est imposé par les aberrations de la consommation de masse. Les élus de la communauté de communes s’associent. Deux comités s’organisent dans la Haute et la Basse Vallée. Le regroupement des élus va fréquemment négocier avec les autorités, ne débattant qu’entre eux et prenant leurs décisions sans en informer régulièrement les opposants. Par contre, les comités de Haute et Basse Vallées vont ouvrir leurs assemblées à tous, prendre collectivement les décisions, entrer en contact avec d’autres mouvements de résistance et diffuser massivement l’information. Mais pour tous « No TAV ! » devient le mot d’ordre fédérateur. « Sarà dura » (« Vous allez en chier », à l’adresse des décideurs), le cri de ralliement. « Résister, c’est exister », le projet commun. Pendant sept mois, les opposants du Val de Suse vont se livrer à une résistance frontale. La première action va être le blocage des voies de communication et des transports, paralysant le coeur même de l’activité économique [3]. Les principales décisions émanent des comités Haute et Basse Vallées. Les partis politiques n’arrivent pas à capturer le mouvement et à parler à sa place. La Ligue du Nord, parti régionaliste proche des néo-fascistes, s’essaie à manifester avec fanions et fétiches, puis se retire. Les syndicats officiels soutiennent les technocrates. Dans les derniers jours d’octobre, alors que la vallée est sous occupation policière et que des manifestants campent à Venaus face aux forces de l’ordre, le ravitaillement des résistants est acheminé depuis les crêtes. Les opposants mettent en place les moyens de satisfaire les besoins de première urgence : ramassage des ordures, passage des bus scolaires et des ambulances à travers le réseau de barricades, pendant qu’une assemblée générale permanente s’ouvre à tous les débats. Certains parleront alors de « République Libre de Venaus ». Pendant ce temps, le gouvernement mandaté par les industriels reste convaincu que la puissance policière viendra à bout de la résistance, que la fatigue gagnera les opposants, qu’ils se désuniront. Il tente d’accélérer la reddition de la vallée. D’autant que cette détermination, à laquelle les décideurs ont tellement perdu l’habitude d’être confrontés, pariant sur l’apathie que provoquent, avec une écrasante réussite, le caractère hypnotique du progrès, la promesse d’un boulot et la consommation frénétique de marchandises, risque de perturber la bonne marche des Jeux olympiques, qui doivent se dérouler à Turin en février. À la mi-décembre, le combat des No-TAV ne faiblit toujours pas et s’étend même à la remise en cause du projet pharaonique de pont entre la péninsule et la Sicile. Les décideurs, politiques et technocrates, se réunissent alors, effarés et confus. Le gouvernement décide « d’une trêve » de six mois, pour « vérifier l’impact sanitaire et environnemental dans la vallée », dit-il. Mais l’esprit collectif, bien différent de celui de l’olympisme, continue à se communiquer parmi les anti-TAV. Les multiples festivités consacrées au passage de la flamme olympique sont l’occasion de se livrer à quelques performances. Le 13 décembre à Cecina et le 21 décembre à Raguse, les autorités voient, consternées, l’écran destiné à présenter en live la cérémonie, occupé par un panneau « No TAV ». À Trente, quatre personnes, dont l’une, encagoulée, s’est emparé du symbole et a détalé avec, sont arrêtées pour « braquage de flamme olympique ». À Vérone, Padoue et Parme, le parcours a été modifié par crainte d’incidents. Des manifestants s’affrontent à la police à Venise et à Crémone. À Gènes, la flamme est éteinte pendant une demi-heure. À Bussoleno, le maire prend un arrêté interdisant sur sa commune toute publicité pour la méga-kermesse sportivo-mercantile. Avec chaque fois le rappel du No-TAV, assorti d’autres protestations, comme celle contre le projet de digues mobiles sur la lagune de Venise. Fin décembre, des groupes anti-TAV affrètent un train pour rejoindre, en passant par les autres grands chantiers projetés par l’État, le site prévu pour la construction du pont sur le détroit de Messine et, en chemin, rencontrer des complices et expliquer leur lutte. Leur mot d’ordre : « Le Val de Suse va jusqu’en Sicile ». Le 22 janvier, arrivés à Messine, ils participent à une grande manifestation sous la banderole : « No TAV ! No Ponte ! », au moment même où en Val de Suse 15 000 personnes défilent pour affirmer leur soutien aux opposants siciliens. Une première ! Alors que l’armée patrouille sur les hauteurs de Turin afin de protéger la généreuse grandeur du commerce olympique et que la vallée est massivement occupée par des forces de police en attente, les habitants du Val de Suse, soutenus par les « No-Ponte » du Sud et les métallos romains du syndicat Fiom, se préparent à résister à la prochaine offensive. À suivre. Chronologie : sept mois à mordre et tenir Juin 2005 : 30 000 personnes se rassemblent pour s’opposer aux premiers sondages de terrain qui vont être effectués en Val de Suse. Pendant tout le mois, en plusieurs points de la vallée, les techniciens et sondeurs sont bloqués et repoussés. Les autorités de la région Piémont décide un moratoire des travaux pendant 3 mois. Article publié dans le n° 31 de CQFD, février 2006. Lire également ANTHOLOGIE DE LA VÉLOCITÉ paru dans le même numéro. [1] Coïncidence : son ministre des Transports, Pietro Lunardi, est un industriel expert de ce genre de travaux. La majorité des parts de la Rocksoil-SPA, spécialisée dans les grands travaux et les tunnels, qu’il a fondée en 1979, appartient aujourd’hui aux membres de sa famille. [2] Sole et Baleno seront acquittés post-mortem… [3] En 2003,les habitants de Scanzano (voir CQFD n°16) en avaient déjà fait l’expérience. En décembre les métallos romains, à leur tour, ont bloqué les accès de Rome. Et à chaque fois, cette méthode obtient le retrait des projets et l’aboutissement des revendications. |
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