Depuis le temps que des générations de militants cherchent un manuel de bonne conduite en manif, on ne peut que saluer le texte de cette anonyme du Val de Suse, publié très récemment dans le journal italien « Invece ». En 20 points, tous les fondamentaux sont abordés, de l’habillement (fleuri, de préférence) aux slogans (sympathiques, c’est mieux). Une Bible, pas moins…
Rédigé par une dame italienne très respectable et nullement excitée, le texte qui suit est une réaction aux délires politico-médiatiques qui accompagnent la répression du mouvement « No-Tav », en lutte contre l’entreprise politico-mafieuse qui vise à détruire un peu plus le Val de Suse (TAV est l’acronyme italien de « train à grande vitesse »). 21 personnes sont encore en prison à la suite de la rafle opérée le 26 janvier en liaison avec les bagarres du 3 juillet (une manif avait marché jusqu’aux grillages protégeant le fortin de la police édifié là où devrait commencer le chantier)1.
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LE PARFAIT MANIFESTANT
1. Il ne DOIT pas s’habiller en noir ou en marron foncé ou en bleu marine (on ne sait jamais).
2. Il doit marcher de manière digne et/ou danser, sautiller, faire la ronde (mais il ne faut PAS que tout le monde se couche par terre… ça gênerait la progression du cortège).
3. Il doit lancer des slogans créatifs, ironiques, sympathiques. Rimés ou sous forme de sonnets, c’est encore mieux.
4. Dans les slogans, il ne doit pas faire référence à des situations antipathiques, blessantes envers les forces de l’ordre, ni faire allusion même vaguement à d’imaginaires désagréments. Les slogans agressifs sont l’antichambre du blackblockage.
5. Il vaut mieux que les manifestants défilent en costume de petit cochon, de Cendrillon, de Donald, etc., de manière à ce que tout le monde s’amuse. Si la manif ressemble à un carnaval, personne ne s’inquiètera.
6. Le bon manifestant doit aider les vieilles dames à traverser la rue.
- Banksy
7. Le bon manifestant doit veiller à ce qu’aucun de ses voisins de défilé ne se laisse aller à des gestes coléreux du genre : cracher, se curer le nez, péter, agiter les bras de manière désordonnée. En de tels cas, il doit avertir les forces de l’ordre et faire arrêter les violents.
8. Attention : il est inutile de faire tout cela si par la suite on jette un regard méchant. Pas de regards méchants… ça met les gens de mauvaise humeur.
9. Le bon manifestant ne doit utiliser aucune espèce de couvre-chef, de manière que son cuir chevelu puisse accueillir la rencontre avec la raisonnable matraque d’autodéfense. L’utilisation du casque, en plus de mettre les gens de mauvaise humeur, est un geste de provocation sans équivoque… Il s’oppose au bon travail des forces de l’ordre et peut être utilisé comme une arme terrible (je connais un casque qui à lui seul a détruit un quartier entier). Et puis pourquoi mettre un casque et se couvrir le visage si on a sa conscience pour soi ? Qui est en paix avec soi-même n’a pas besoin de paravent ; d’ailleurs, les vrais sages se promènent avec une pancarte portant leurs nom, prénom et adresse écrits en gros caractères et tendent la tête à l’ennemi. S’ils en ont une autre, ils tendent aussi l’autre tête.
10. Le bon manifestant doit être en mesure de respirer de très nocifs gaz lacrymogènes sans faire d’histoires. S’il tousse, il doit mettre sa main devant la bouche (mais sans se couvrir le visage). Mettre un masque anti-gaz est considéré comme un comportement vraiment mal élevé ! Évidemment, suite à ça, les forces de l’ordre se sentent obligées d’envoyer les gaz lacrymogènes.
- Banksy
11. Le bon manifestant doit aimer les forces de l’ordre, les respecter, les inviter à dîner, leur offrir une rose, les courtiser avec gentillesse, les écouter et les accompagner à la maison sans exercer aucune pression.
12. Une alternative : il peut considérer les forces de l’ordre comme une maman, leur obéir, ne pas les critiquer et les aider à faire le ménage.
13. Le bon manifestant doit considérer que les black blocs ne sont pas des jeunes vraiment en colère (comme quelques fous l’insinuent) mais bien l’incarnation du mal à l’état pur. Ils ne sont pas humains, ils apparaissent et disparaissent au milieu d’une mer de langues de feu, ils existent depuis des milliers d’années, s’infiltrent partout (même entre les carreaux de la salle de bain) et se souillent des crimes les plus horribles et indicibles : l’autre jour, j’ai vu un black block qui piétinait le géranium d’un jardin d’immeuble !
… Et qui nous dit qu’ils n’ont pas pris part à la crucifixion de Jésus ?
14. Donc, l’idéal serait d’apporter un lasso de cowboy… Et dès qu’on voit un black block, on le prend au lasso et on le remet aux forces de l’ordre qui lui parleront longuement et, devant une tasse de thé et des petits fours, essaieront gentiment de lui faire comprendre qu’il se trompe.
15. Il ne peut pas y avoir de confusion : le bon manifestant s’habille de couleurs vives et joyeuses, avec des images de fleurs, de petits lapins, d’arc-en-ciel, etc. Très à la mode : le style alternatif-inoffensif.
16. L’idéal serait que le bon manifestant repère les black blocks de manière préventive. Méfiez-vous des gamins et des gamines très jeunes… ce sont presque tous des black blocks en herbe envoyés directement par Satan. On dirait des mineurs mais ce sont de perfides vampires d’au moins 150 ans chacun.
17. Donc, le bon manifestant déteste les black blocks et considère les banquiers, les notaires, les financiers, les armateurs, les commerçants, les pharmaciens, les sociétés pharmaceutiques, le FMI, etc. comme ses frères, tous unis dans les malheurs de ce monde voleur… Au fond, ne sommes-nous pas tous précaires dans cette vie incertaine ? Et dans ce cas, pourquoi brûler le 4×4 d’un pauvre expert-comptable… la vitrine d’un pauvre bijoutier… la poubelle d’un pauvre poubellier ? Nous sommes tous dans le même bateau, moi et ma petite maman, toi et Briatore2. Non… heu… Briatore est dans son bateau à lui… mais c’est quand même un bateau.
18. Le bon manifestant abhorre, déteste, se dissocie, dénonce, est horrifié, frissonne d’horreur, est horripilé devant… la violence. Le bon manifestant sait que l’exploitation désormais totale par les patrons N’EST PAS de la violence : c’est un comportement répréhensible à considérer au maximum en levant le sourcil. La vraie violence qui menace les braves gens… ce sont les actions des black blocks. On ne sait pas en vertu de quelle logique mais tout le monde le dit et donc c’est comme ça.
19. Le bon manifestant exprime son point de vue de manière PACIFIQUE. Les défilés ne doivent en aucune manière inquiéter les citoyens qui, sans eux, auraient profité d’une belle journée de shopping. Ils ne doivent pas angoisser les malheureux qui ont déjà tant de difficultés à joindre les deux bouts, et encore moins attrister les pauvres commerçants du centre-ville, notoirement indigents. Et puis (horreur), vous rendez-vous compte que dans une manifestation agitée il peut se trouver aussi des personnages innocents, purs, sincères et courageux, comme les représentants de la presse et de l’information ?
20. En somme, le bon manifestant doit être présentable aux yeux des politiciens et des patrons. Si les manifestants se comportent mal, il est clair que les politiciens se sentent en devoir de ne pas les écouter et de les envoyer au lit sans dîner. Les puissants NE DOIVENT PAS penser avoir affaire à une manifestation de gens vraiment en colère, ce n’est pas bien. Eux ne sont ni des criminels ni des délinquants et ils s’indignent beaucoup en voyant des actes de terrifiante violence tels que le lancer d’une brique ou l’incendie d’une poubelle. Il ne faut pas se plaindre si ensuite (comme à Gênes) leurs subordonnés démolissent des milliers de jeunes et en tuent quelques-uns. Les forces de l’ordre en tenue anti-émeute (justement) prennent peur lorsqu’ils sont confrontés à une bande d’adolescents loup-garous. Et tout le monde sait que quand on a peur (à raison), on réagit mal.
Enfin, sur la base de tout que j’ai entendu à la télé au sujet des manifestations d’aujourd’hui, je pense qu’il n’existe qu’une solution logique : à partir d’aujourd’hui, dans les manifs, il convient de faire défiler directement et uniquement les forces de l’ordre et les militaires. Comme ça, nous aurons des cortèges tranquilles, parfaits et rassurants. Doux comme l’huile de ricin.
1 Une pensée pour Gabriela, en particulier, qui participa aux Nuits du 4 août, et qui a froid dans sa prison pour femmes de Turin, où le chauffage est cassé.
2 Briatore : manager de Formule1, exemple de nouveau riche arrogant à l’italienne, dont le yacht a été placé sous séquestre pour fraude fiscale.
texte publié sur Article 11 le 8 février 2012, traduit par Serge Quadruppani.